Anniversaire

La naissance d’un magazine pas comme les autres

Il y a 50 ans naissait « 50 Millions de consommateurs », devenu « 60 Millions » 25 ans plus tard. Portrait des femmes et des hommes qui l’ont créé.
les premières couvertures du magazine “50 Millions de consommateurs”

Créer un Institut de la consommation dont l’une des missions serait d’informer les consommateurs, c’est l’idée de Valéry Giscard d’Estaing, ministre des finances en 1966. À sa demande, un petit groupe de hauts fonctionnaires giscardiens, emmenés par Jean-Pierre Fourcade, la met en œuvre.

« La création de l’Institut, c’était en quelque sorte l’entrée des consommateurs sur la scène économique en France », dira « VGE », devenu président de la République, à l’occasion des dix ans de l’INC – un anniversaire fêté avec faste à l’hôtel Sheraton de Montparnasse, en présence de 1 500 invités en 1978.

Ouvertement influencé par les États-Unis et fasciné par Kennedy, Giscard partage la conviction que « les consommateurs devraient être puissants, mais [qu’ils] sont faibles », comme l’a dit le défunt président américain. Dans une économie de marché, il est nécessaire de leur donner du pouvoir. Pour cela, il convient de les éduquer et de les informer.

« Le consommateur n’est pas attaqué ! »

Ce seront les principes fondateurs de l’Inac, comme on appelle l’INC à l’époque. Giscard et Fourcade souhaitent étendre l’influence des organisations de consommateurs, mais également stimuler l’industrie française en confiant à un organisme public le soin de publier des essais comparatifs indépendants. L’INC est créé par le décret du 5 décembre 1967, malgré un certain scepticisme de quelques associations, d’une partie de l’opposition de gauche (« Les Français ne veulent pas des conseils, mais plutôt du pouvoir d’achat supplémentaire », dira un député communiste) et la franche hostilité de certaines organisations professionnelles : « Pourquoi défendre le consommateur, il n’est pas attaqué ! », lâchera un représentant de l’industrie.

« Les consommateurs ignorent presque tout de leur métier de consommateurs, ils sont inorganisés et isolés », défendra le premier édito de 50 Millions trois ans plus tard. Face à l’explosion de l’offre au Salon des arts ménagers, confrontés au déferlement de publicités trompeuses, devant des produits parfois dangereux à l’usage, les pouvoirs publics ont la conviction qu’il est grand temps d’informer les Français pour qu’ils puissent mieux choisir et être moins bernés.

Formidables pressions de la publicité

La publication d’une revue tirée à 400 000 exemplaires est donc l’un des sept objectifs assignés par le gouvernement à l’INC, à côté du lancement d’un programme d’essais comparatifs, de la publication d’étude juridiques ou de la détection des abus…

Cette annonce est saluée par Le Monde dans un article du 20 octobre 1967 : « On a dit et redit dans les colonnes de ce journal combien le consommateur français est démuni vis-à-vis des formidables pressions exercées sur lui par les fabricants et la publicité », y écrit Alain Vernholes.

Manque de dynamisme des unions de consommateurs

Le journaliste souligne la pauvreté et le manque de dynamisme des unions de consommateurs de l’époque. Il annonce l’instauration d’une taxe sur la publicité pour financer l’INC – elle ne verra jamais le jour. L’article confirme surtout le lancement d’un journal grand public pour le printemps 1968.

En janvier 1968, Giscard a laissé sa place aux Finances à Michel Debré, qui préside la séance inaugurale du conseil d’administration de l’INC. Mais il faut attendre mars pour que le nouvel établissement emménage, dans d’étroits locaux, rue Mathurin-Régnier à Paris. Et puis survient Mai-68 ! Les « événements » sont « particulièrement préjudiciables » à l’Institut, selon le directeur, interrogé sur les retards à l’allumage par les députés.

Style paternaliste et intérêt limité

Un numéro zéro du journal de l’INC est péniblement élaboré en octobre 1968. Deux maquettes et deux titres sont envisagés : Essais et Comparaisons et Libre Choix. Malgré une mise en page soignée, le contenu de ces numéros zéro parallèles est purement didactique, rédigé dans un style paternaliste et d’un intérêt limité. Le résultat est jugé impubliable.

Le lancement du journal est donc repoussé à janvier 1969, freiné par la lourdeur du fonctionnement de l’INC, le manque de moyens adéquats, mais surtout l’absence de savoir-faire journalistique. On ne s’improvise pas éditeur de presse consumériste à la demande de l’État, avec onze représentants des professionnels et cinq des ministères au conseil d’administration…

Une gestation longue et douloureuse

Les choses traînent et un nouveau directeur est nommé pour aller plus vite. Il s’agit d’Henry Estingoy, qui était jusque-là secrétaire général de l’INC. Ce bouillant fonctionnaire engagé à droite, auparavant chef de la division de la protection des consommateurs au ministère, regarde avec envie les crédits alloués à l’équivalent allemand de l’INC, la Stiftung Warentest, et le temps accordé pour que son journal Test acquière audience et notoriété. « Ces organismes ont une liberté d’action totale, et ne sont pas sujets à un contrôle permanent de tous les côtés à la fois », observe-t-il.

Le titre de la revue française est cependant trouvé : ce ne sera ni Libre Choix, ni Essais et Comparaisons. Il est ouvertement inspiré d’un imposant ouvrage sur les attraits du marché européen, 221 750 000 Consommateurs, édité par Sélection du Reader’s Digest en 1964. Même si la gestation est longue et douloureuse, il faut maintenant déclencher la sortie du bébé : les autorités patientent depuis deux ans.

Un premier numéro déconcertant

Sorti au forceps fin novembre 1970 (et daté de décembre), le n° 1 de 50 Millions de consommateurs ouvre ses pages à Ralph Nader, le charismatique président de la Consumers Union, qui édite le puissant magazine Consumer Reports. Nader se présentera régulièrement à la présidentielle américaine au nom des consommateurs, et sera invité à l’INC en 1973. « Henry Estingoy était vraiment une copie française de Nader, avec un excellent sens du contact et un dynamisme à toute épreuve », se souvient Marie-France Le Doaré, première assistante de la rédaction.

Ce premier numéro est déconcertant. Très loin des 350 000 exemplaires prévus par le gouvernement en 1967, il n’a été imprimé qu’à 50 000 exemplaires, dont 40 000 réservés aux kiosques. « Dans son état actuel, notre revue est loin de répondre à nos ambitions, mais elle existe », convient Henry Estingoy, soulagé.

Une analyse au vitriol

Spécialiste des questions liées au traitement de l’actualité, le sociologue Joachim Marcus-Steiff, chercheur au CNRS, va publier une analyse au vitriol de ce premier numéro dans la revue Communications, en 1971 : « L’impression de futilité lénifiante et de pseudo-information qui se dégage de la lecture de la plus grande partie est encore accentuée par le contraste avec l’excellent article “Nader par Nader”, qui figure dans la même revue. »

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Marcus-Steiff s’interroge sur le fondement même du journal à travers le dossier de couverture consacré aux jouets : « Il est question des “jouets étrangers qui continuent à défier la production française” et des “400 petites entreprises françaises” qui “sont condamnées à mort”. Mais le nombre d’enfants blessés, intoxiqués ou tués par des jouets dangereux n’est pas fourni. On nous parle, aussi, de différents “moyens pour aider l’industrie française du jouet” et du “plan de redressement” de la profession, qui doit se réaliser en trois ans. Bref, nous sommes en présence d’un texte défendant les intérêts d’une profession, non ceux des consommateurs. »

Citer ou taire le nom des marques ?

Surtout, ce n° 1 ne comporte pas le moindre test, alors que la publication d’essais comparatifs fait partie des missions de l’INC. La raison ? Des discussions interminables sur les protocoles, et une question cruciale : faut-il citer ou taire le nom des marques des produits en question ? Pour en finir avec les palabres et forcer le destin, le directeur publiera donc le journal avant que la question ne soit tranchée.

En interne, on a conscience que les premiers mensuels ne sont pas à la hauteur des ambitions. D’ailleurs, les résultats des ventes sont mauvais : seuls 34 000 exemplaires s’écoulent. Les numéros de 1971 ne feront pas beaucoup mieux en kiosque, et avec 5 600 abonnés au n° 4, le nombre d’abonnements déçoit.

Premier coup de maître

Malgré ce départ chaotique, et se plaignant constamment du manque de moyens alloués à l’INC, Henry Estingoy demeure déterminé à réussir. Conscient de ses propres limites et du temps qui lui est compté, il va mettre le paquet pour professionnaliser au plus vite « 50 » et lui donner une notoriété.

En cela, il a le soutien du ministre des finances, Giscard d’Estaing, qui défend les principes des publications de l’INC en juin 1971 devant les députés. « Elles sont libres de toute publicité et procèdent de l’unique souci d’une information objective des consommateurs et non d’une étude de rentabilité commerciale des sujets traités. » Comment faire pour que le magazine prenne son envol ?

Henry Estingoy réalise un premier coup de maître : après avoir récupéré dans son Institut la production des émissions télé de l’ORTF traitant de la consommation, il débaptise la gentillette émission « Jeanne achète » et l’appelle « 50 Millions de consommateurs ».

Bellemare et L’Allinec, deux stars du petit écran

L’éclairage est d’autant plus puissant que la première émission est présentée par Pierre Bellemare.

C’est une jeune femme issue du service technique de l’INC, Laurène L’Allinec, qui animera l’émission à partir de 1975. À l’Institut, elle traitait des questions d’immobilier et d’urbanisme ; à l’écran, elle deviendra une star. Le programme changera de nouveau de nom pour devenir « D’accord, pas d’accord », et ne plus faire une promotion trop ostentatoire du magazine.

Par hasard dans un train

Mais revenons aux débuts du journal. Le destin va aider Estingoy. En 1971, il rencontre par hasard, dans un train, un certain Maurice Laval. « Henry Estingoy m’a expliqué qu’il allait lancer une revue grand public, mais qu’il ne savait pas comment s’y prendre, étant donné qu’il n’était pas de la presse. Je lui ai dit qu’il tombait bien, j’en étais ! Il m’a embauché dans le train », racontait-il en 2014.

Cette embauche est un second coup de maître. Car Maurice Laval n’est pas n’importe qui ! Il est d’abord un héros de la Seconde Guerre mondiale, résistant de la première heure, déporté. Mais il a aussi été secrétaire général de la rédaction de Combat, avec Albert Camus, et fait partie de l’équipe fondatrice de France Observateur. Il y a travaillé de 1950 à 1967, jusqu’à devenir directeur de la promotion et de la diffusion du Nouvel Observateur, avant de prendre la direction commerciale de la Quinzaine littéraire.

Brûlot ou organe docile ?

Engagé comme conseiller d’Estingoy, il occupera vite des fonctions de rédacteur en chef technique de 50 Millions de consommateurs jusqu’en 1980, avant de partir cofonder la revue Terre des Hommes.

De ses débuts à « 50 », Maurice Laval conservait le souvenir d’une aventure menée sous des pressions venues de toute part : « Les associations de consommateurs voulaient faire de “50” un brûlot, les professionnels mettaient en garde contre tout jugement négatif sur les produits testés, et les pouvoirs publics voulaient un organe docile spécialisé dans l’éducation des masses », expliquait-il en 2014.

La cheville ouvrière du journal

Le troisième coup de maître d’Henry Estingoy sera de propulser à la tête de la rédaction une longue jeune femme blonde de 26 ans, au port altier et au verbe haut, Christiane Doré. Jusqu’alors secrétaire de rédaction, elle a une idée précise de ce qu’il faut changer pour que la revue soit plus attractive.

« “50” avait pris un mauvais départ, racontait-elle à L’Unité en 1982. Je pensais qu’il fallait une rédaction beaucoup plus branchée sur le travail de l’Institut. Au retour d’un week-end, j’ai pondu une note de quatre pages au directeur pour lui expliquer cette analyse. Et on m’a donné la rédaction en chef. Tout le monde pensait que j’allais me casser la figure mais au point où le journal en était, ils ont pris le risque ! »

Plus tranchant, plus attractif

Trop institutionnel, trop policé, « 50 » n’intéressait guère. Christiane Doré impose un ton plus tranchant et une maquette bien plus attractive. Des journalistes sont recrutés : Yvan Courtier et Jérôme Stern, puis Dominique Pons comme rédacteur en chef adjoint.

Christiane Doré revendique une indépendance absolue et présente une nouvelle formule de 50 Millions de consommateurs dès octobre 1971. « Dans notre société, il faut pouvoir sacrifier des centaines de millions d’anciens francs pour lancer un magazine, lit-on dans son premier édito. Nous ne les avions pas. Mais nous avons tout de même créé “50”, et nous ne le regrettons pas. »

À son nouveau poste, cette militante socialiste se montre créative, pugnace, et ouverte à toutes les bonnes idées. « Elle était la cheville ouvrière du journal, se rappelle Miriam Crenesse, alors en charge des émissions de télé à l’INC. Elle y faisait tout. C’était une jeune femme très sûre d’elle, très compétente et très ambitieuse. »

Ambiance fiévreuse et sans tabou

Plus simple, plus concret, plus expert aussi, le journal est cette fois parti sur de bonnes bases. Des rubriques apparaissent : « Produits nouveaux ? », « Le monde où nous vivons », « La loi et vous », « 50 répond », « Le marché de 50 », « les Télex »… Surtout, le journal va fournir en encadré son « point de vue » le plus souvent possible. Le tout dans une ambiance fiévreuse. « À part les journalistes, personne ne venait de la presse, rappelle Jacqueline Petit, engagée au service diffusion. On faisait tout nous-mêmes, y compris les mises en place dans les kiosques. »

Sous l’impulsion de sa rédactrice en chef, le journal s’émancipe enfin et trouve le bon ton, les bons angles. Le style est libre, direct, on y aborde sans tabou toutes les questions liées à la consommation mais aussi à ses conséquences. « Nous n’avions pas l’esprit militant mais la fièvre d’informer, poursuit Jacqueline Petit. C’est exactement ce qu’attendaient les Français à l’époque ; nous avons répondu à un besoin d’explication, et le ton vif du journal a plu. »

La revue passe en un an de 50 000 à 120 000 exemplaires vendus. Et l’année suivante, elle dépasse les 225 000 exemplaires…
Malgré cette éclatante réussite, Christiane Doré donnera sa démission en 1977 lors de l’arrivée d’un nouveau directeur. Elle travaillera ensuite brièvement à Jeune Afrique, puis fera une carrière dans les cabinets ministériels avant de présider la société de crédit Sofinco et de diriger la régie publicitaire d’Antenne 2 et FR3. Elle est décédée en 2016 à 73 ans.

Ça canarde dans tous les coins

Au fil des recrutements, les journalistes travaillent avec des économistes, des ingénieurs, des juristes et des documentalistes. Du jamais vu ! Jean-Claude Allanic et Patrick Marescaux, qui feront ensuite une belle carrière dans l’audiovisuel public, écrivent leurs premiers articles dans 50 Millions. Le journal respecte les standards de la presse consumériste, naissante en Europe : aucune publicité, et l’achat anonyme des produits testés.

Et, chaque mois, ça canarde dans tous les coins. Au point que le journal devra instituer une rubrique permanente – parfois de plusieurs pages – baptisée « 50 et les professionnels », dans laquelle la revue publie toutes les réactions irritées reçues suite à la publication du numéro précédent. « Les industriels ont été stupéfaits par les résultats des premiers essais, qui révélaient la médiocrité de leurs produits », se rappelle Miriam Crenesse.

Pantagruélique appétit d’information

Les lecteurs veulent connaître les produits défectueux, les escroqueries auxquelles il faut échapper ; ils prennent connaissance et conscience de leurs droits, de leur pouvoir. L’appétit d’information est pantagruélique.

Après quatre ans d’existence, « 50 » atteint 310 000 exemplaires par mois ! Par abonnement, en kiosques, mais aussi dans bien d’autres points de vente inattendus : en 1975, 450 000 exemplaires seront écoulés sur les plages, les marchés, les campings… et les taux de réabonnement sont bien supérieurs aux moyennes professionnelles courantes.

Catastrophe sanitaire

Chaque numéro fait l’objet d’une conférence de presse à Paris, et parfois en province. L’INC et 50 Millions s’engagent aux côtés des associations de consommateurs pour faire passer une loi protectrice du démarchage à domicile abusif, en obtenant un délai de rétractation. Les mêmes veulent améliorer les informations, si vagues, sur les étiquettes.

En 1972, le drame du talc Morhange met la défense du consommateur à la une de l’actualité : trente-six nourrissons décèdent du fait de ce talc empoisonné à la suite d’une erreur de fabrication, d’autres resteront handicapés à vie. Aussitôt, 50 Millions teste vingt-cinq talcs pour bébés afin d’y détecter de l’hexachlorophène, le bactéricide incriminé dans cette catastrophe sanitaire, mais aussi d’autres substances dangereuses.

Indépendance vis-à-vis de la tutelle

« Après ce drame si horrible, nos quatre objectifs, informer, éduquer, défendre et protéger les consommateurs, doivent être impérativement suivis, clame un éditorial du journal de l’INC. Mais si les consommateurs ont un rôle à jouer, les pouvoirs publics doivent connaître et mieux assumer leurs responsabilités. » Une mise en cause qui marque l’indépendance du titre par rapport à sa tutelle.

Actualité majeure des années soixante-dix, la hausse des prix est « insistante, menaçante ». Mais que faire ? « Se battre, répond le magazine. Seul ou en groupe, choisir judicieusement ses commerçants, peser chaque fois le rapport qualité-prix, renoncer à des achats fantaisistes, ne pas se laisser abuser par les fausses promesses, contrôler, exiger, être attentif, en un mot faire son métier de consommateur, là tous les jours. »

Aux côtés des associations consuméristes

La meilleure preuve que tout augmente : le prix au numéro du journal bondit de 40 % début 1974. La faute au prix du papier et aux tarifs postaux qui explosent de 70 %, alors que 50 Millions a désormais 170 000 abonnés.

« 50 » relaie les demandes des associations consuméristes : blocage des prix, suppression de la TVA sur certains produits de première nécessité. « Mais le gouvernement risque de demander, en contrepartie, un ralentissement des hausses de salaire », prévient le journal. L’INC organise une table ronde sur la question et interviewe dans la foulée, sans concession, le ministre de l’économie Jean-Pierre Fourcade, le même qui œuvra discrètement pour la création de l’Institut.

Immense vague de réactions

Un autre grand événement économique des années soixante-dix est l’arrivée des grandes surfaces. À partir d’un panier de vingt et un produits, « 50 » publie, en 1973, le tout premier comparatif des épiceries et des supermarchés.

Ce dossier, intitulé « Qui vend le moins cher », va susciter une immense vague de réactions et de récupération. « Chacun s’est empressé d’exploiter ce document immédiatement, au mieux des intérêts de sa paroisse », constate Christiane Doré dans son éditorial de décembre 1973. Carrefour a acheté des pages entières de publicité dans tous les quotidiens pour vanter sa place de « n° 1 des prix » dans l’étude de 50 Millions.

Contribuables et lecteurs

Accusé de vouloir la mort du petit commerce, pourfendu pour son « soutien obstiné à la politique de concentration de Valéry Giscard d’Estaing », le journal le redit clairement : « Nous ne soutenons personne, nous essayons simplement d’informer l’ensemble des consommateurs et donc de les défendre. » Le reproche n’est pas nouveau : malgré le ton vif, franc et direct de « 50 », le magazine a toujours été soupçonné de rouler pour l’État.

Une page pleine intitulée « Pouvoir et liberté » y répondra en février 1973. L’INC assume toucher un argent « net et propre » : celui des contribuables et celui des lecteurs qui lui font l’honneur de leur confiance. « De l’argent contrôlable à tout moment par la Cour des comptes, qui plaisante peu avec les deniers publics, et par les parlementaires. De l’argent qui ne rapporte pas d’argent. Les plus-values apportées par les ventes sont investies, et c’est avec cet argent que l’INC essaie d’aller plus loin dans ses essais comparatifs et ses études juridiques. De l’argent, donc, qui laisse une pleine liberté d’expression. La plupart des journaux sont soumis aux pressions des annonceurs. Or, nous y échappons. »

« Les consommateurs existent désormais »

D’ailleurs, dans les faits, c’est le journal qui finance les investissements de l’INC, et non plus les pouvoirs publics. En 1975, plus de la moitié des ressources de l’Institut proviennent des ventes de 50 Millions.

Cet article fondateur réplique aussi à ceux qui reprochent à « 50 » d’être devenu plus un groupe de pression qu’un organe d’information. « Nous nous en sommes pris à la publicité, à l’industrie pharmaceutique, nous avons mis en cause l’énorme lobby de la cosmétique, nous avons critiqué Renault, EDF, la Régie des tabacs – trois entreprises d’État –, nous avons passé à la loupe les vins – grosse affaire, les vins ! – et les lessives. Chaque fois, nous avons soulevé des tempêtes, et à chaque fois nous avons amené les intérêts mis en cause à une prise de conscience : les consommateurs existent désormais. »

Une liberté toujours précaire

Cependant, cette liberté est précaire. Il est tentant de couper les pattes à un établissement qui diffuse tant de poil à gratter. Il suffit d’en supprimer les missions de service public d’information, ou d’essayer de peser sur le contenu de son journal. « Il est de l’intérêt de tous que nous existions, conclut l’article. Et que nous existions librement. Ce n’est pas le pouvoir qui veut ça. C’est le monde où nous vivons. »

Vient de paraître